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Les deux Pigeons

Le 30/07/2015 0

Dans Art et littérature

Les deux pigeons

 

Les deux Pigeons.


Deux Pigeons s’aimoient d’amour tendre :
L’un d’eux s’ennuyant au logis
Fut assez fou pour entreprendre
Un voyage en loingtain pays.

(...)

 

L’autre luy dit : Qu’allez-vous faire ?
Voulez-vous quitter vostre frere ?
L’absence est le plus grand des maux :
Non pas pour vous, cruel : Au moins que les travaux,
Les dangers, les soins du voyage,
Changent un peu vostre courage.
Encor si la saison s’avançoit davantage !
Attendez les zephirs : Qui vous presse ? Un Corbeau
Tout à l’heure annonçoit malheur à quelque oiseau.
Je ne songeray plus que rencontre funeste,
Que Faucons, que rezeaux. Helas, diray-je, il pleut :
Mon frere a-t-il tout ce qu’il veut,
Bon soupé, bon giste, & le reste ?
Ce discours ébranla le cœur
De nostre imprudent voyageur :
Mais le desir de voir & l’humeur inquiete

L’emporterent enfin. Il dit : Ne pleurez point :
Trois jours au plus rendront mon ame satisfaite :
Je reviendray dans peu conter de poinct en poinct
Mes aventures à mon frere.
Je le desennuiray : quiconque ne void guere
N’a guere à dire aussi. Mon voyage dépeint
Vous sera d’un plaisir extrême.
Je diray : J’estois-là ; telle chose m’avint,
Vous y croirez estre vous-mesme.
À ces mots en pleurant ils se dirent adieu.
Le voyageur s’éloigne ; & voila qu’un nuage
L’oblige de chercher retraite en quelque lieu.
Un seul arbre s’offrit, tel encor que l’orage
Mal-traita le Pigeon en dépit du feüillage.

L’air devenu serein il part tout morfondu,
Seche du mieux qu’il peut son corps chargé de pluye,
Dans un champ à l’écart void du bled répandu,
Voit un Pigeon aupres, cela luy donne envie :
Il y vole, il est pris : ce bled couvroit d’un las
Les menteurs & traistres appas.
Le las estoit usé ; si bien que de son aisle,
De ses pieds, de son bec, l’oiseau le rompt enfin :
Quelque plume y perit ; & le pis du destin
Fut qu’un certain Vautour à la serre cruelle
Vid nostre malheureux qui traisnant la fiscelle,
Et les morceaux du las qui l’avoit attrapé
Sembloit un forçat échapé.

Le Vautour s’en alloit le lier, quand des nuës
Fond à son tour un Aigle aux aisles étenduës.
Le Pigeon profita du conflit des voleurs,
S’envola, s’abatit aupres d’une mazure,
Crut pour ce coup que ses malheurs
Finiroient par cette aventure :
Mais un fripon d’enfant, cet âge est sans pitié,
Prit sa fronde, & du coup tua plus d’amoitié
La volatile malheureuse,
Qui maudissant sa curiosité,
Traisnant l’aisle, & tirant le pié,
Demi-morte, & demi-boiteuse,
Droit au logis s’en retourna :
Que bien que mal elle arriva,
Sans autre aventure fascheuse.

Voila nos gens rejoints ; & je laisse à juger
De combien de plaisirs ils payerent leurs peines.
Amans, heureux amans, voulez-vous voyager ?
Que ce soit aux rives prochaines.
Soyez-vous l’un a l’autre un monde toûjours beau,
Toûjours divers, toûjours nouveau ;
Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste ;
J’ay quelquefois aimé ; je n’aurois pas alors,
Contre le Louvre & ses tresors,
Contre le firmament & sa voute celeste,
Changé les bois, changé les lieux,
Honorez par les pas, éclairez par les yeux
De l’aimable & jeune bergere,
Pour qui sous le fils de Cythere
Je servis engagé par mes premiers sermens.

Helas ! quand reviendront de semblables momens ?
Faut-il que tant d’objets si doux & si charmans
Me laissent vivre au gré de mon ame inquiete ?
Ah si mon cœur osoit encor se renflâmer !
Ne sentiray-je plus de charme qui m’arreste ?
Ay-je passé le temps d’aimer ?

 

Jean de La Fontaine, Fables, Livre IX, Édition Barbin et Thierry (1668-1694)

Source: Wikisource

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